« J’aimerais que vous la connaissiez, la fille au ventre rond. Celle qui élèvera seule ses enfants. Qui criera après son copain qui l’aura trompée. Qui pleurera seule dans son salon, qui changera des couches toute sa vie. Qui cherchera à travailler à l’âge de trente ans, qui finira son secondaire à trente-cinq, qui commencera à vivre trop tard, qui mourra trop tôt, complètement épuisée et insatisfaite.
Bien sûr que j’ai menti, que j’ai mis un voile blanc sur ce qui est sale.
*
Un accident de voiture. L’idée de perdre mon enfant. Les insultes face aux Innus. La mort. Les pères absents. Les coupes blanches dans le Nord. La misère de ma cousine et de ses deux enfants, mon incapacité à lui venir en aide. Les enfants maltraités. Les critiques de ma mère. Gabriel lorsqu’il ne rappelle pas. Les films trop beaux pour être vrais. L’oppression. L’injustice. La cruauté. La solitude. Les chansons d’amour. Les erreurs impardonnables. Les bébés qui ne naissent jamais. »

C’est une langue juste qu’utilise Naomi Fontaine, juste, au centre d’une réserve innue, placée pour dire l’homme à veste de cuir à franges, le mort qu’on veille, la cousine, le lac qui reflète les choses de la Terre. Placée pour les écouter parler. Ses yeux font le tour : très près, les traces de doigts sur la vitre, loin, l’horizon bordé d’épinettes.
Il y a des plans dans Kuessipen, pans successifs des barrières visibles et invisibles dont Naomi Fontaine suit du doigt les contours et qu’elle regarde par-dessus.


« Là, au début. Une clôture. Plus haute que la tête des hommes. Le métal entoure des cabanes en bois, éraflées par le souffle continu du vent de la haute mer. Dispersés et immobiles. La ville s’arrête où la réserve commence. La clôture plantée là, un gardien pour les loups, Innut. Ils tardent derrière la barrière. Se tiennent tout près. Cherchent l’issue, trouvent le chemin de leurs propres lois. Ils veulent fuir, là où il n’y a pas de barricades. »

C’est une pudeur qui dénonce sa peine, mais sans rage. Une langue pleine de lassitude et de force, une résistance à l’intérieur, faite d’émotion, de lucidité, qui révèle (au sens de révélation photographique, donne à voir, rend lisible). Cela passe par un état des lieux, bien sûr descriptif, mais l’angle de vue créé une largesse, une amplitude, un dépassement.


« L’école primaire, le secondaire. Le conseil de bande. L’église catholique. La centaine de maisons, trois modèles. Le parc vandalisé. Les déchets sur les coins des trottoirs, des clôtures, des maisons. Les maisons en constructions, en démolition. Le cimetière avec des croix en bois des bouquets à leurs pieds et des statues en pierre. La garderie peinte en orange. Le camping habité par la vermine. L’agora en plein air, là où le soleil se couche et où le vent se déchaîne. La patinoire qui sert aussi de terrain de basket l’été. Le stade et les estrades. La piscine chauffée, clôturée, pleine d’enfants avec leur casque de bain. L’odeur de la mer à proximité. Le sable qui mène à la baie. L’eau polluée par l’aluminerie. L’île Grande-Basque. L’océan. »


Bien sûr, la coloration des mots, l’enchantement pour nos oreilles vierges de ces sonorités (« Muashkus, petit ours. Nekuess, mon fils. Mikuan, plume. Anushkan, framboise. Auetiss, bébé castor») mais comme ce serait étroit de s’arrêter à ce folklore, sans saisir le grand mouvement humain qui le travaille, le rapport à la langue, oubliée, restituée, preuve et résurgence de vies comme tant d’autres (tant de peuples déplacés, contraints, asservis, violentés à l’échelle planétaire, que cet enjeu de la langue Innue ne peut être limité au ponctuel).

Naomi Fontaine place Kuessipen, au travers du quotidien, des traditions, des paysages, dans un espace plus large que lui et plus profond de son histoire. Elle témoigne, traduit et réinvente, dans une sorte d’évidence inévitable qu’elle ne cherche pas à contourner, et c’est simplement juste.


« Ce n’est pas de la platitude, c’est de l’exactitude, je n’ai pas le droit de laisser passer mon esprit au travers de ces méandres moites et insensibles. Au travers de tout ce qui ne pourrait tenir sur un morceau de pain cuit. »


Kuessipen de Naomi Fontaine
Chez Publie.net
Mis en ligne en novembre 2010

Une réponse "

  1. Que voilà un roman particulièrement intéressant venu tout droit de nos grandes froidures nordiques. Merci.

  2. Anne dit :

    Je suis moi aussi une innue qui a quitté ma famille, mon travail, mes amies, ma communauté de Uashat pour mes enfants, pour leur bien, pour leur éducation et surtout, pour ne pas qu’ils grandissent dans la souffrance de ma communauté. Nous sommes « des hors-réserve » depuis 1999. Ma communauté me manque mais mes enfants ne veulent plus y retourner car à chaque année que nous retournons, nous voyons autant de souffrance que lors de notre départ. Je suis entrain de lire le livre de Naomi, je vois dans ses mots, plusieurs vérités. Bravo ! Si tous les « blancs » pouvaient le lire, ils comprendraient peut-être mieux.

    Anne

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