« L’humanité se partage entre ceux qui se plaisent à regagner leur lit le soir et ceux que le fait d’aller dormir inquiète. Les premiers considèrent que leur couche est un nid protecteur, alors que les deuxièmes ressentent la nudité du demi-sommeil comme un danger. Pour les uns, le moment du coucher suppose la suspension des préoccupations ; chez les autres, au contraire, les ténèbres provoquent un remue-ménage de pensées douloureuses et, si cela ne tenait qu’à eux, ils dormiraient le jour, comme les vampires. »

C’est à un grand brassage que procède Rosa Montero dans ses Instructions pour sauver le monde, brassage de personnages qui entrecroisent leurs déambulations et leurs dérives dans les recoins d’une grande ville, y mêlant espoirs, défaites, frustrations et courages.

Matias le chauffeur de taxi veuf, Daniel le médecin qui préfère vivre dans le monde virtuel de Second Life, Fatma la prostituée protégée par un petit lézard dont elle connait l’origine, tous sont brisés, malaxés par la vie, et se démènent avec plus ou moins de vigueur, comme des insectes prisonniers d’une toile. Ils cherchent tous des réponses à ce que le sort leur réserve, dans son chaotique aveuglement.

Cerveau, un autre personnage, est une vieille dame, habituée d’un bar qui longe l’autoroute :

« Elle s’installait toujours sur la même banquette et était aussi inhérente à l’endroit que la tireuse à bière en nickel. Cerveau arrivait au début de la nuit
et repartait au point du jour, et se consacrait entre-temps à boire posément du vin rouge. […] Elle devenait juste un peu plus rigide à mesure que la nuit avançait et, quand elle partait au lever du jour, elle marchait aussi droite qu’un hussard et avec une lenteur de mouvement douteuse, comme si elle faisait un effort titanesque pour que sa cuite ne se voit pas. Et elle y parvenait : ça ne se voyait pas. »

Mais Cerveau est une ancienne scientifique. Sorte de Sphinx ou de Pythie, elle offre à Mathias, entre autres théories, celle des coïncidences, qui dit que les
« coïncidences coïncident », bien qu’elle n’y croit pas réellement. « Aucun chercheur ne prend [cette théorie] au sérieux et, en réalité, ce n’est pas de la science, c’est de la poésie. Parce que c’est une idée pleine de beauté, certes. Penser qu’il existe une pulsion d’ordre et d’harmonie dans l’univers est une idée émouvante et réconfortante. »

Rosa Montero est une raconteuse d’histoires qui aime les tresser ensemble. L’image globale est celle d’une fresque où des êtres imparfaits, des éclopés, se jaugent, se vengent, se reconnaissent et s’épaulent les uns les autres.

Dans le monde qu’elle choisit de décrire, le sordide et la violence côtoient l’optimisme de ceux qui sont revenus de tout et ont survécu, avec à la main un bagage parfois rempli de visions insoutenables. Ils avancent parallèlement à d’autres, ceux englués de quotidien, qui continuent à vivre comme on garde une vieille habitude.

« Un jour, [Daniel] avait remarqué qu’il s’était retrouve sans émotions ; elles étaient tombées de lui au cours de sa vie de manière imperceptible mais continue, exactement comme ses cheveux avaient peu à peu déserté sa tête dans une fuite capillaire lâche et discrète. […] Un jour, il s’était regardé tout à fait par hasard dans le miroir de son intimité et il s’était rendu compte que, là où il y avait auparavant des nerfs et des désirs lancinants et des espoirs, il n’y avait maintenant qu’une sorte de somnolence. Une plombante calvitie sentimentale. »

Si Rosa Montero se tient derrière ses personnages la majeure partie du temps, elle s’avance parfois, le temps d’un clin d’œil, pour rappeler qu’elle fait aussi office de Parque, tissant des vies dont elle connait d’avance le destin.

« -Alors, ce que la planète est en train de faire, c’est nous secouer de là comme un chien secoue ses puces. Parce que c’est ce que nous sommes, de foutus parasites, dit le cousin Koldo, un professeur d’université de quarante ans qui ne savait pas que ce Noël était le dernier de sa vie, car au mois d’août suivant, il tomberait dans le vide tandis qu’il escaladerait une petite montagne. S’il l’avait su, peut-être n’aurait-il pas perdu son temps précieux dans un dîner familial qui lui semblait ennuyeux. »

Instructions pour sauver le monde est une histoire ample, pleine de circonvolutions et de détails surprenants. Le tueur en série qui rôde est surnommé « l’assassin du bonheur », car il fige un sourire sur le visage de ses victimes, qu’il tue sans violence, leur offrant, avec la mort, une sorte d’ultime goûter d’anniversaire. Cette étrangeté est bien à l’image de ce roman.
La vie y est « belle, folle et douloureuse ». La mort aussi, peut-être…

« Aussi, quand elle regardait maintenant en arrière et se remémorait son passé, elle ne se souvenait plus de ses péripéties singulières, ne s’arrêtait pas sur les détails, mais visualisait les meilleures années de sa vie, sa période de bonheur avant la chute, comme un crépitement de protons et de neutrons, une merveilleuse danse d’énergie, une joyeuse barque de lumière aveuglante qui tanguait sur une mer d’obscurité sans savoir encore la fureur des tempêtes qui l’attendaient. Quel soulagement de pouvoir redevenir juste et rien qu’une poignée d’atomes, infiniment petits, infiniment durables, infiniment prodigieux. »

Instructions pour sauver le monde de Rosa Montero
Aux éditions Métailié
Traduit de l’espagnol par Myriam Chirousse
Parution en janvier 2010
Catégorie Littérature étrangère -Roman-

Une réponse "

  1. keisha dit :

    Le premier roman que je lis de cet auteur, mais j’ai vraiment aimé !!! Histoire, style, personnages, tout est remarquable!
    j’en ai même fait un livre voyageur…

  2. […] : J.D. Salinger, L’attrape cœurs – Instructions pour sauver le monde de Rosa Montero – Bih-Bih et le Bouffron-Gouffron de Claude […]

  3. claude russello dit :

    Je n’ai pas encore lu ce livre, mais j’ai beaucoup aimé le précédent, le Roi Transparent, qui se passe dans un Moyen-Age fantasmé, qui mêle les Cathares et la matière de Bretagne à un peu de pure magie; le titre reste un grand mystère après qu’on a refermé le livre.

    Le titre déjà m’avait interpelé et le sujet aussi. Je vais tenter de me le procurer !

  4. En parfaite alchimiste de la narration, Rosa Montero a construit l’anarchie parfaite. 4 personnages qui s’attirent et se rejettent dans des champs magnétiques invraisemblables, un bouquet de coïncidences qui s’enchaînent à l’image d’une longue traîne de robe de mariée. La toile d’araignée de la vie les attrape pour ne les laisser plus. Car la vie n’est autre chose qu’une longue collection d’histoires de tous les jours…

    http://www.hautecoolture.fr/2010/07/instructions-pour-sauver-le-monde/

  5. […] liens vers des blogs qui en parlent bien mieux que moi, Lignes e-lignes et […]

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