Catégorie Littérature étrangère -Roman-

Parution en avril 2008

annie_dillard4Annie Dillard est aussi peintre à ses heures perdues. Comment qualifier son écriture ? Je suis frappée de l’entendre en parler, au début de En vivant, en écrivant (réédité ce mois d’avril aux éditions Christian Bourgois) : « En écrivant, tu déploies une ligne de mots. Cette ligne de mots est un pic de mineur, un ciseau de sculpteur, une sonde de chirurgien. Tu manies ton outil et il fraie le chemin que tu suis. »

La musique de cette écriture s’éloigne beaucoup des mélodies simples aux refrains facilement anticipés. Étonnante, intelligente, c’est une musique en mouvement, qui peut désarçonner ou paraître hermétique. Elle est en déplacement, complexe, changeante, presque fuyante. Mais se laisser prendre au ressac des mots, c’est quasiment marcher dans les dunes « du cap Cod, le “cap aux morues”, cette sablonnière minérale exposée aux intempéries ».

L’histoire qu’elle raconte est simple : un homme, Toby Maytree, et une femme, Lou, qui s’aiment, se quittent et se retrouvent.

« Lorsque Maytree riait, il détendait ses jambes. Il avait les clavicules et les tendons d’Achille d’une grande finesse. Il sifflait, portait despantalons amples et parlait sans arrêt. »

« Il retombait, encore et encore, amoureux de Lou. Quand ils marchaient, il lui tenait la main. Elle semblait, aujourd’hui comme hier, rouler ou flotter par-dessus le monde – agissant, donnant, prenant, sans jamais ni accélérer ni ralentir, un pan d’écharpe rouge ou bleue passé autour du cou. »

Tour à tour, les personnages de L’amour des Maytree s’approchent les uns des autres, se séparent, se trahissent, s’attendent, se font des signes, se pensent. Annie Dillard les serre au plus près, avec leurs postures, leurs mouvements, leur quotidien. Ils se mélangent au paysage. Ils sont à la fois au bout d’un monde et au centre de celui-ci : « Sur un coup de tête, Maytree quitta la ville et prit le chemin desa cabane. La planète roulait pour rattraper son ombre. Sur la haute dune, le ciel lui descendait jusqu’aux chevilles. Rien de ce qu’il apercevait ne dépassait ses socquettes. À travers le long horizon, des dunes paraboliques, comme autant de vagues scélérates, coupaient le ciel. »

Je découvre ces héros, très différents de moi et uniques dans leurs trajectoires, lointains. Puis, car ce livre porte l’élan d’une vague montante et descendante, je les ai sentis incroyablement proches. Au fond, que font-ils d’autre que s’interroger et formuler les questions essentielles : qu’est-ce que vivre, qu’est-ce que l’amour, qu’est-ce que trahir, qu’est-ce que vieillir, et que capter de l’éphémère du monde autour de nous…?

Et puis, ce style est particulier : « Paulo vit le sourire de son vieux père s’éclairer et trembler un peu. Tant de rides lui striaient la peau que ses yeux avaient l’air de trous dans un pare-feu », ou encore « La ville s’était recroquevillée et avait multiplié les murs, un peu comme des cristaux forment des facettes dans une fiole ».

Annie Dillard sait capter les éléments naturels. Elle les transcende. Ses descriptions se teintent d’une présence humaine très forte. C’est toujours l’homme au centre, traduisant le réel, toujours lui qui participe au grand ordonnancement du monde qu’il regarde.

« La première leçon que Lou et Maytree apprirent fut que, pour observer le ciel, il fallait s’allonger sur le dos. Comme la lumière de la ville blanchissait le ciel, ils allaient plutôt dans les dunes. (…) Une fois, ils s’étaient installés sur la plage au coucher du soleil, Lou resta à regarder comment les sternes coinçaient l’encoche de leur épine dorsale dans la corde tendue entre leurs ailes pareilles à une arbalète. À la toute dernière seconde, elles jetaient un regard, inclinaient une aile, et ça partait, en flèche. Le temps d’un éclair, l’eau fut noircie par un bouillonnements de bluefish. Si on regardait ailleurs, à l’oreille, on aurait dit du popcorn en train d’éclater. »

L’amour des Maytree est comme le carnet de croquis d’un peintre, mais les formes étudiées par l’artiste ne se limitent pas aux ciels, aux horizons et aux habitants de la côte. Elle y dessine des sensations, avec leurs degrés de conscience, des imaginaires et des demandes sans réponses.

« Lou se demandait où, quand il mourrait, irait tout ce qu’il avait emmagasiné dans sa tête. Verrait-on des filaments de son savoir dessiner des schémas à la surface de la terre ? Est-ce que son cerveau enseignerait au plancton naufragé comment trouver, sur le plancher de la mer, son chemin d’ici à Stellwagen Bank ? »

C’est un simple roman d’amour, mais aussi tellement autre chose.

Il reste de ce livre lorsqu’on le referme, l’impression d’avoir vu des fils se dérouler, des fils de vies tressés d’une somme de détails extraordinaires et insignifiants. Je les ai observés, comme sur une plage on suit des yeux un vol d’oiseaux maritimes. Je sais qu’ils volent vers un point précis, ou je crois savoir. Eux aussi, sans doute. Leurs questions et les miennes se fondent, comme se fondent en volutes subtiles les couleurs d’un ciel à la Turner…

Car Annie Dillard est aussi peintre, à ses heures.

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L’amour des Maytree d’Annie Dillard, publié aux éditions Christian Bourgois.

Annie Dillard a obtenu le prix Pullitzer en 1975 pour Pilgrim at Tinker Creek.


Une réponse "

  1. cathulu dit :

    ah quel beau billet ! seul obstacle pour l’instant le prix de ce roman, trop élevé à mon goût !

  2. pagesapages dit :

    Alors, il va falloir le voler à une vieille dame. (comment ça je donne de drôle de conseils ?… Bon, alors à une « vieille dame méchante » comme ça c’est moral 🙂 )

  3. Chère rédactrice

    Il est vrai que les mots de la critique et les citations donnent le goût de parcourir ce livre, de le tenir entre nos doigts et d’en apprécier toute la quintessence. Je vais lancer un cri très fort pour que nos distributeurs outre-atlantiques le placent dans leur valise littéraire, en partance vers l’autre continent.

    Pierre R. Chantelois

  4. pagesapages dit :

    Pierre, je vous conseille aussi la lecture de « En vivant, en écrivant » où Annie Dillard exprime très bien sa démarche et sa façon de travailler. Elle y montre même un humour léger qui provoque de l’empathie pour sa personne.
    Je vais crier avec vous !
    🙂

  5. bookomaton dit :

    WAOUH. Ce billet est tout simplement excellent, tu as vraiment et admirablement su traduire une partie de l’essence de ce merveilleux roman. Je m’empresse de mettre un lien de mon billet (minable) vers le tien.

    Merci beaucoup ! 🙂 « Un goût de sel » ! C’est tout à fait ça. Ton billet dit la même chose que le mien. L »amour des Maytree est un livre si particulier. Je le classe dans la catégorie « livre-amis ».

  6. Annie Dillard : j’ai lu d’elle « En lisant en écrivant ». C’est l’écrivaine préférée de Rick Bass :o)

    Je ne connais pas Rick Bass, mais je vois qu’il est publié chez Gallmeister, comme Edward Abbey que j’ai aimé, donc (par une suite logique très logique) je vais me laisser tenter !

    🙂

  7. lily dit :

    Ola, je me laiserai bien tenter !!!
    Je ne connaissais pas du tout et tu en parles si bien !!
    A défaut de veille dame à voler peut-être dans une vieille édition (même tout moche 🙂

    C’est une des mes écrivains préférées. Humble en plus, si on lit son En lisant, en écrivant, qui lui est sorti en petit format. S’ils ne l’ont pas à ta bibliothèque, je propose une pétition ! 🙂

  8. […] La narration est régulièrement ponctuée de réflexions sur l’amour, mais de façon légère, originale et très juste. Un très bon roman. Une excellente critique ici. […]

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