Marie Ndiaye« Et celui qui l’accueillit ou qui parut comme fortuitement sur le seuil de sa grande maison de béton, dans une intensité de lumière soudain si forte que son corps vêtu de clair paraissait la produire et la répandre lui-même, cet homme qui se tenait là, petit, alourdi, diffusant un éclat blanc comme une ampoule au néon, cet homme surgi au seuil de sa maison démesurée n’avait plus rien, se dit aussitôt Norah, de sa superbe, de sa stature, de sa jeunesse auparavant si mystérieusement constante qu’elle semblait impérissable. »

Dans Trois femmes puissantes, Marie Ndiaye montre les destinées de Norah, Fanta et Khady Demba. Ce sont trois pans de vie qui s’ouvrent, chacun centré sur un personnage, et ce tryptique forme un tableau unique, méditatif et violent à la fois.

Dans le premier texte, Norah, avocate, est de retour à Dakar pour y rencontrer son père, un homme manipulateur et féroce.
Dans le second, Fanta se lit en filigrane au creux des pensées de son mari, rongé par le tourment. La dernière partie suit Khady Demba, bannie par les siens, cherchant dans l’exil un improbable avenir.

« De sorte que, lorsqu’elle se retrouva dans une belle-famille qui ne pouvait lui pardonner de n’avoir aucun appui, aucune dot et qui la méprisait ouvertement et avec rage de n’avoir jamais conçu, elle accepta de devenir une pauvre chose, de s’effacer, de ne plus nourrir que de vagues pensées impersonnelles, des rêves inconsistants et blanchâtres à l’abri desquels elle vaquait d’un pas traînant, mécanique, indifférente à elle-même et, croyait-elle, ne souffrant guère. »

Ces femmes possèdent toutes les trois un noyau indestructible : elles sont Trois femmes puissantes, car malgré le sort qui les malmène, les espérances déçues, les vies gâchées, les agressions qu’elles subissent, elles continuent à avancer et à avancer encore, avec une sorte de ferveur confiante. C’est ce souffle de vie inépuisable qui les rapproche et leur donne cette capacité à endurer, à composer avec les événements, à tenter de survivre.

Ces femmes vivent traversées par un déplacement. Déplacement géographique d’abord : la première revient en Afrique après de longues années, la seconde a suivi son mari en France, la troisième n’a d’autre choix que celui de migrer en Europe. Et comme le dit Marie Ndaye au cours d’un entretien avec Sylvain Bourmeau, ces trajets ne se passeront pas comme prévu : à l’arrivée, elles trouveront des désillusions, des souvenirs qu’elles pensaient avoir refoulés définitivement, ou la mort…

C’est aussi d’un déplacement affectif dont il est question : face aux violences extérieures, ces femmes s’exercent à rester impavides et veulent monter un visage lisse qui, du moins le croient-elles, les protègerait du bouleversement.

« -Je ne sais pas, fit la voix basse, froide de Fanta.

Mais il était convaincu qu’elle ne répondait que de la manière la moins compromettante, que ce qui risquait le moins de l’engager, elle, auprès de lui d’une quelconque façon, fût-ce un simple échange de propos, était devenu le critère unique de sa franchise. »

Marie Ndiaye possède un style hors du commun, fait de phrases longues aux circonvolutions douces, et de redites presque incantatoires. On s’approche par instant du surnaturel lorsqu’apparaissent des silhouettes d’oiseaux. Parmi elles, une buse tenace :

« Elle ne fut d’abord qu’une tache noire parmi d’autres, loin au-dessus de lui dans le ciel laiteux, puis il entendit et reconnut son cri hargneux, véhément, et il comprit, à la voir piquer vers lui, qu’elle l’avait reconnu également. »

Khady Demba est sûrement la plus émouvante de ces trois femmes, celle dont la destinée est la plus déchirante. L’écriture de Marie Ndiaye magnifie ce portrait de femme et lui donne une portée universelle. C’est le visage de la détresse et de l’obstination. Sa fin sera aussi tragique que poétique.

Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye, aux éditions Gallimard« Lorsque des souvenirs de l’école où sa grand-mère l’avait envoyée quelque temps s’insinuaient dans ses songes, ce n’était que bruit, moqueries, bagarres et confusion et quelques vagues images d’une fille osseuse, méfiante, prompte à griffer pour se défendre et qui, recroquevillée sur le sol carrelé parce qu’il n’y avait pas assez de chaises, entendait sans pouvoir les séparer les uns des autres les mots rapides, secs, impatients, contrariés d’une institutrice qui, par chance, ne lui accordait pas la moindre attention, dont le regard perpétuellement outragé ou à l’affût de l’outrage effleurait la fille sans la voir, et si la fille préférait qu’on la laissât en paix elle n’avait pour autant pas la moindre peur de cette femme ni des autres enfants, si elle acceptait les humiliations elle n’avait pour autant peur de personne.

Khady sourit intérieurement.
La fille minuscule et teigneuse, c’était elle. »



Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye
Aux éditions Gallimard
Prix Goncourt 2009

Une réponse "

  1. Françoise dit :

    Tu en parles si bien (jolis extraits aussi) que je vais me laisser tenter. Et hop ! Dans ma LPN. Comment ? Le Père Noël n’existe pas ? Tu veux dire… Vraiment pas ? C’est malin ! Et je fais quoi de ma LPN, moi, maintenant ? Pfff ! La journée commence bien !

    Mais c’est pas ma faute ! Et crois bien que moi aussi j’y croyais, à cette histoire de grand barbu généreux (un costume un peu voyant peut-être…?). Quelle déception… 🙂

  2. sylvie dit :

    J’ai très envie de le lire celui là, je lis zone en ce moment, pas vraiment facile, mais je crois bien que je commencerai Trois femmes puissantes après, il est sur ma table de chevet. J’avais beaucoup aimé mon cœur à l’étroit…

    J’aime beaucoup cette auteure. Ainsi que ses déclarations après la remise de son Prix Goncourt ! 🙂

  3. […] : Mémoires de grands ; un mètre combien, déjà ? … Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye ; pour le niais du jour ! Peter Tremayne, Les mystères de la […]

  4. sylvie dit :

    J’ai aimé ce livre, mais j’ai peiné pour la deuxième partie.
    Trois femmes courageuses et très résistantes, j’entends bien, mais puissantes ??
    Il y a là une astuce qui ne me déplait pas mais qui est quand même à creuser non ?
    La dernière histoire et son contrepoint sont bouleversant.
    J’ai beaucoup aimé les descriptions du père « luminescent » perché sur son arbre dans la première partie.
    Par contre, je n’ai pas accroché à la deuxième partie, j’ai même eu du mal à terminer et j’ai l’impression d’être passée totalement à côté.

  5. Tamber dit :

    This arlcite keeps it real, no doubt.

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