Catégorie Littérature étrangère -Nouvelles-
Parution en mai 2009

Dans les nouvelles du Goût âpre des kakis, Zoyâ Pirzâd pose son regard et son écriture sur les limites.

Limites entre hommes et femmes d’abord, avec l’attention portée à deux univers qui se croisent sans se rencontrer tout à fait, dans cette société iranienne.
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Dans une grande économie de style – il s’agit d’avantage d’un constat, presque un synopsis de cinéma, tant on s’approche de la description de scènes où n’apparaissent que les dialogues et les didascalies – Zoyâ Pirzâd montre, dans Les Taches, Leila et Ali pris au piège de leur couple.

« Leila était assise dans le fauteuil aux bras métalliques. Les mains dans les poches de son pantalon, Ali lui tournait le dos. Il regardait par la fenêtre. Sous le platane de la rue, un chien dormait. Leila froissa le kleenex dans se mains.
-Tu me promets ? demanda-t-elle.
Ali observa le chien qui s’était réveillé. Il s’éloigna de la fenêtre en bâillant.
-Oui !
Le chien s’étira sous le platane. »


Zoyâ Pirzâd, fait ressentir comme nulle autre le carcan des gestes quotidiens, leur emprise sur le présent des femmes. Elle se place à leurs côtés, dans une peinture qui n’est ni dénonciatrice ni virulente, mais pratiquement ethnologique. C’est flagrant dans la nouvelle L’Appartement.
La lourdeur des tâches à accomplir (que le thé soit toujours fraîchement préparé, la théière rincée à de multiples reprises, brossée à l’écouvillon et désinfectée une fois par semaine) est une poisse qui colle aux pas de Mahnaz et l’empêche de respirer, de s’accomplir.
Simine, elle, s’immerge jusqu’à plus soif dans des broderies et la fabrication de gâteaux (façonnés à la main, un par un, pendant des heures et des heures) pour correspondre à l’image fantasmée de l’épouse parfaite que sa famille et la société ont dessinée pour elle depuis des lustres.
Par une sorte d’effet miroir, chacune voit chez l’autre ce qu’elle est incapable d’offrir. Le mari de Mahnaz la veut entièrement soumise au quotidien. Le mari de Simine, lui, un jeune homme qui a étudié aux États-Unis, ne supporte pas d’avoir une femme si traditionaliste.

« -Tu as parfaitement raison. Ça m’est égal. Je n’ai ni le temps d’admirer tes broderies et ton tricot, ni la patience de t’amener des fleurs chaque jour, de te féliciter pour ta cuisine et tes talents de maîtresse de maison, ou encore de te réciter des poèmes d’amour. Pour moi, cela ne fait aucune différence de dormir dans des draps propres et repassés ou par terre sur un matelas sans draps ! »

Dans cet appartement que l’une vend et que l’autre veut acheter, l’ironie du sort qui a fait se rencontrer Mahnaz et Simine est presque comique :

« « Elle en a de la chance, songea Simine. Elle pense sûrement à son mari, à l’Amérique où elle va le rejoindre et où ils auront des enfants… » Elle était sur le point de pleurer. Elle repassa la coupelle des nan-e nokhodtchis. L’employé de l’agence en prit encore deux. Fit d’autres compliments. Simine rougit à nouveau. « Elle en a de la chance se dit Mahanz. Elle fait elle-même ses nan-e nokhodtchis, range ses serviettes par couleurs, enrubanne ses corbeilles, prépare une foule de plats différents pour son mari. » Elle se leva. »

Dans Le Père-Lachaise, Zoyâ Pirzâd fait s’enrouler un panel de personnages secondaires autour de la figure centrale, une fois de plus une femme, Taraneh.
La vue d’ensemble est celle de solitudes intimes qui semblent insurmontables. La présence du cimetière exprime l’ultime séparation, la limite existentielle qui renvoie Taraneh à son isolement.

« La tombe suivante était recouverte de mousse. Sans doute personne ne l’avait-il visitée depuis longtemps. Morad se mit à rire dans son dos en plissant la bouche et le nez :
-Les vieux tombeaux, on les rase pour faire de la place aux nouveaux clients !
Quand ils sortirent du Père-Lachaise, Morad se retourna pour contempler le vieux cimetière et ses marronniers :
-Quel bonheur !
-Quoi ?
-De se faire enterrer ici !
Taraneh releva le col de son manteau. »
Limites entre hommes et femmes, limites entre traditions et épanouissement, limites mêmes de l’amour impuissant à transcender la solitude… Puis limites temporelles avec la nouvelle éponyme, Le Goût âpre des kakis.

Toute la vie d’une femme, uniquement nommée « Madame », va s’écouler, et c’est comme assister aux images passées en mode accéléré de l’épanouissement d’une fleur, puis de son flétrissement.

« En rentrant chez elle, elle vit le mur est de la cour effondré et le plâtre du plafond du salon lézardé. […] Elle ouvrit les portes de tous les placards, tira tous les tiroirs. Certains objets lui rappelaient de vieux souvenirs oubliés, d’autres ne lui disaient rien ; elle s’efforçait en vain de se souvenir quand et comment ils étaient arrivés là. »

Le goût des kakis est amer, malgré une chair succulente. Pour Madame, il revient, années après années, imperturbable comme le tic-tac d’une horloge. La présence d’un plaqueminier inscrit dans sa symbolique les limites du rayonnement d’une vie.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur les cinq nouvelles de Zoyâ Pirzâd ! Des clés se cachent dans cette écriture intelligente. La structure narrative, souvent éclatée en tableaux courts, scènes fugaces, montre une volonté de donner au lecteur des indices sans jamais poser de limites (justement !) à son raisonnement.
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Un livre à lire. À relire.
Aussi pour la couleur persane des mots présentés dans le glossaire en fin de recueil. Sans oublier l’objet-livre lui-même, fidèle aux productions Zulma, avec le plaisir tactile et visuel qu’il procure !
Le Goût âpre des kakis de Zoyâ Pirzâd
Traduit du persan (Iran) par Christophe Balaÿ
Aux éditions Zulma

Une réponse "

  1. Martine dit :

    Je constate avec plaisir que tu défens toujours aussi bien les titres parus chez Zulma! En plus, des nouvelles!!! Je sens que je vais suivre ton enthousiasme!!!
    Des bises pour toi!

    Tu as raison ! Je vais finir par me fabriquer un tee-shirt avec un gros « J’adore Zulma » dessus, ce sera plus direct ! 🙂 Des bises à toi aussi !

  2. Très intéressant ton commentaire. Ca donne envie de goûter à ces kakis. et c’est vrai que plus j’en découvre, et plus j’adore les choix éditoriaux de Zulma.

    Ah la la ! Jusqu’à maintenant, aucun Zulma ne m’a laissée mitigée… (et c’est peut-être contagieux ? Mince… 🙂 )

  3. Vanillabricot dit :

    J’avais lu « Un jour avant Pâques » et j’avais tout de suite été prise d’affection pour cette auteure. J’ai acheté ce recueil de nouvelles et j’ai hâte de le lire (dès le gros pavé dans lequel je suis plongée en anglais en ce moment terminé).
    Quelques lectures en commun ici, a bientôt :o)

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