« Quand le forgeron rentre du travail sac rond fermé par une cordelette enroulée sur l’épaule, il se déshabille et se change encore une fois. Passé pourtant par les vestiaires et les douches de l’usine, les habits sales du travail laissés là-bas, il s’écorche encore de la peau du retour. Il dresse un sas de plus entre ses vies. Une façon de nous protéger de Billancourt, de nous tenir à distance. »

Martine Sonnet s’entend à raconter de petites et grandes choses. Dans Atelier 62, elle place un homme au centre, son père, et élargit l’espace autour de lui avec une écriture très particulière.
Utilisant la voix du souvenir personnel, elle l’amplifie d’archives, de traces documentaires. Il en sort un texte puissant aux approches multipliées, un hommage complet rendu aux humbles, aux silencieux.

D’Amand Sonnet, son père, elle dit la précision du geste, ce « marcheur qui n’a pas son pareil », qui sait courber le bois (« il disait qu’il allait“ faire du cercle” »), un peu sourd, ses poignets solides, sa force.

Pour approcher Amand Sonnet au travail à l’Atelier 62, elle explore et sonde les matériaux disponibles : articles de l’Écho des Métallos Renault, revendications syndicales, Journal officiel, publicités… Elle aussi finalement « fait du cercle », encerclant progressivement la vie de son père au milieu d’un réseau d’informations, de la photographie perdue au fond d’une boîte en fer blanc aux statistiques terribles du nombre d’accidentés des forges de Billancourt.

Les luttes renouvelées des travailleurs souvent confrontés à des fin de non recevoir, sont mises en lumières : leur volonté de porter autre chose que des galoches douloureuses aux pieds, de se voir équipés de vêtements de travail adaptés à leurs conditions de travail éprouvantes.

Aux forges, le bruit est assourdissant, au sens propre :

« La surdité des forgerons, c’était toujours plus d’une oreille que de l’autre. Celle du côté où ils frappaient. Parce qu’à cause de la projection de calamine et pour s’en protéger le visage, ils se positionnaient de profil par rapport au pilon. […] C’est difficile d’écrire sur le bruit des forges. Impuissance des mots. »

Pendant qu’Amand Sonnet use son corps à Billancourt, sa famille quitte la campagne natale pour venir s’installer dans une cité ouvrière. Lui et les siens deviennent « Parisiens des taillis ».

« S’habituer aux deux portes face à face, au monde du dessus, au monde du dessous. Les cris, les voix, jusqu’aux battements de cœur des autres, vivre avec. Bien obligé, on entend tout.
Alors chez le forgeron, deuxième étage, juste milieu, jamais un mot plus haut que l’autre. Et même l’horloge comtoise de la salle à manger et le carillon Westminster de la chambre des parents rendus muets. Impensable, l’intime donné à entendre. Une sorte d’orgueil qui nous retient. Pas comme au rez-de-chaussée où règne une mère paquet de nerfs sur un mari qui ne dit rien – de la Régie lui aussi – et quatre filles rebelles. Ni au premier d’où s’échappent des éclats de joie quand on attendrait des scènes de ménage. L’amant – le cousin Paulo disent les enfants – installé à demeure, entretenu, et le mari qui va et vient, sac d’ouvrier sur l’épaule, toujours content. Les grands bonjours qu’il lance. »

Alternant les chapitres personnels et les documents compulsés, Atelier 62 est un livre atypique, incroyablement émouvant. L’histoire du travail, la fermeture des forges, ne sont pas un arrière plan dans le décor, mais avancent en parallèle avec la vie quotidienne d’une famille, d’une petite fille passionnée de lecture.

« Le rempart contre l’ennui à la ville, et ce qui m’y attache serrée, c’est la Bibliothèque juste derrière chez nous. […]
Je ne m’ennuierai plus que les dimanche et lundi, jours de fermeture. J’ai jeté mon premier dévolu sur Vingt mille lieues sous les mers, “R VER”, malgré la prévenante mise en garde d’une bibliothécaire sur ma probable difficulté à en venir à bout. En quinze jours d’emprunt, je ne touche pas le fond. Le gros Jules Verne, protégé par du filmolux transparent, pas par l’affreux papier opaque bleu foncé qui bouche la vue sur les livres enfermés dans les armoires des classes, impressionne à la maison. »

Atelier 62 pose sur Billancourt un regard à nul autre pareil : les connaissances de Martine Sonnet historienne mêlées à sa sensibilité d’écrivain portent haut ce témoignage.
Non pas une célébration du père, inscription à déposer respectueusement sur sa tombe, mais une réverbération vivante de son existence, prolongée par l’écrit.

Même s’il n’y a « plus rien à voir à Billancourt », il lui reste, et elle nous transmet admirablement « l’énergie de tous ceux qui avaient un jour poussé le portail noir ».

Pour en savoir plus :
Le site de Martine Sonnet et de larges extraits sur le site Remue.net.
Lire aussi Montparnasse monde, chez Publie.net

Atelier 62 de Martine Sonnet
Aux éditions du Temps qu’il fait, collection Corps neuf
Parution en octobre 2009


Une réponse "

  1. mis longtemps à le lire, me contentant d’y voir presqu’une annexe de « Montparnasse monde » puisque c’est ce que j’avais découvert en premier.
    Formidable lecture, transmission mais aussi cette position de in-out, et l’écriture

    Oui, le choix des verbes parfois, l’angle de vue. Les yeux à la fois à hauteur d’homme, d’enfant, ou d’observateur plus large. L’angle de vue qui change et nous avec, au milieu du récit. Magnifique.

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